Adolphine
ou
La ruse contraire à son but
Loin de mon domicile et m’apercevant soudain que j’étais dénué de tout mouchoir de poche, j’entrai dans la première boutique venue (pas une charcuterie bien entendu, ni chez un coiffeur) et fis l’emplette d’un de ces textiles engins.
À la caisse, comme j’allais régler le montant de ma dépense, je fus comme sidéré, comme médusé et, pendant quelques secondes, les forces m’abandonnèrent au point que je ne pouvais ouvrir mon porte-monnaie.
Celle qui siégeait à cette caisse – devais-je en croire mes yeux ! – celle qui siégeait à cette caisse – à défaut des yeux, mon cœur ne pouvait se tromper – celle qui siégeait à cette caisse, c’était Adolphine.
Adolphine !
Ce nom ne vous dit rien à vous, lectrice indifférente, égoïste lecteur.
Adolphine ! Pour moi c’est tout ce que j’avais de plus sentimental dans mon pauvre passé qui brusquement s’évoquait devant moi.
Adolphine !
Ah ! l’avais-je aimée, celle-là !
Et voici que je m’apercevais que, tel le feu sous la cendre, ma passion se réveillait, flambait à nouveau, etnesque, strombolique, vésuvienne !
Combien changée, Adolphine !
Je l’avais quittée – il est plus juste de dire que c’est elle qui m’avait plaqué[14] – jeune, brune, jolie et maigre. Je la retrouvais moins jeune, comme de juste, plus brune encore et d’un exquis duveté ! plus jolie (à mon gré) et, ce qui n’est pas fait pour me déplaire, très forte.
Elle aussi m’avait reconnu.
Toute rose d’un léger émoi (oh ! les brunes que rosit un léger émoi !), elle me souriait ; mais, bientôt, d’un léger et mystérieux battement de paupières, elle implora ma discrétion...
Je me retirai.
J’appris vite que c’était la patronne de la maison, mariée avec le gros homme à tête de bouledogue qui, sur le pas de la porte, culottait une si remarquable pipe en écume de mer.
Tous les jours, régulièrement, je revins acheter un mouchoir.
Voir Adolphine pendant une minute, échanger avec elle quelques propos insignifiants, moquez-vous de moi, mais cela me suffisait presque, ma violente sensualité s’édulcorant, à l’égard d’Adolphine, de je ne sais quel incompréhensible respect.
Un jour pourtant, les choses brutalement changèrent.
N’avais-je point appris qu’Adolphine était la maîtresse d’un de ses affreux commis, un jeune calicot, joli comme un cœur, frisé, bichonné, immonde quoi !
Une ruse infernale germa dans ma cervelle, ruse que j’imaginai inratable pour, tout au moins, ridiculiser le godelureau aux yeux de sa flamme. (Les yeux d’une flamme !)
Ce fut à lui que je m’adressai, un jour, pour l’achat de mon mouchoir quotidien.
– Un mouchoir, bien, monsieur ; un seul ?
– Bien entendu, un seul. Je n’ai qu’un nez, je n’ai besoin que d’un mouchoir.
– Quelle initiale, monsieur ?
– Je m’appelle Henri.
– Parfaitement.
Cet imbécile me livra un mouchoir avec un H dans le coin.
– Pardon, monsieur, fis-je observer, vous vous êtes trompé ; ça s’écrit avec un A.
– Mais non, monsieur, c’est un H.
– Je vous dis que c’est un A ! Je le sais fichtre bien, puisque c’est mon nom !
– Monsieur, je vous assure...
– Fichez-moi la paix et allez à l’école !
Nos diapasons commençaient à monter ; attiré par ce vacarme, le patron s’arracha à son culottage.
– Qu’y a-t-il donc ?
– Il y a, m’indignai-je, que votre idiot de commis veut absolument que le nom Alphonse s’écrive par un H... je sais bien parbleu qu’il y a un H dans Alphonse, mais pas au commencement du mot. Or, monsieur, dites-moi si l’initiale (du latin initium) d’un mot n’est pas la première lettre de ce mot.
Terrifié par tant d’impudente mauvaise foi, le bellâtre balbutiait de vagues explications.
L’homme à la tête de bouledogue, ordinairement si tranquille, prit part à mon indignation.
– Écrire Alphonse par un H ! On n’a pas idée de ça ! Tenez, vous me dégoûtez, vous vous en irez à la fin du mois.
À la fin du mois, en effet, le calicot partait, mais... pleurez, mes yeux ! Adolphine filait avec lui.
Et je n’ai plus jamais revu ma belle, ma brune, ma plantureuse Adolphine.